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SpunOff : Champ Libre, et après

« Ma résurrection est en train de se faire »

  • M. Dapoigny | Photos : © Geoffrey Cochard
  • 30 November 2020

Explorateur acharné de son art, du son et cinéphile à ses heures perdues – Alex Oliviero est une des jeunes pousses les plus prometteuses de la scène techno française. Un selector et producteur minutieux est né de l’écurie Champ Libre.

« Tu sais ce qu’on dit : plus t’es proche des flics, plus ça passe ! » s’exclame Alex, en pointant le commissariat au coin de la rue. Nous sommes au numéro 24, rue Davoust à Pantin. Une adresse que les fêtards parisiens qui ont écumé les soirées les plus moites et libertaires de la capitale ces dernières années connaissent bien. C’est dans le sous-sol de cet immeuble de briques jaunes que s’était installé Champ Libre, antre des fêtes techno semi-clandestines où on n’entrait que sur cooptation pour écouter le gratin de la scène expérimentale, et plus si affinités.

Plus connu des technophiles sous le nom de SpunOff, l’ancient DJ résident de Champ Libre est debout sur le toit du parking du lieu qui l’a fait éclore, les yeux rivés en contrebas sur les rails qui séparent Paris de sa banlieue. Accent breton ascendant blédard, son duster en cuir vissé sur les épaules, SpunOff a la bouteille et l’assurance d’un vétéran de 45 ans coincé dans le corps d’un rat de studio de 25 balais. Ses anecdotes de frasques festives dignes d’une rock star des années 80, son goût assumé pour la pitrerie et les productions eurodance les plus crapuleuses contrastent avec sa sensibilité extrême. On perçoit même parfois une certaine fragilité chez cet hyperactif, fumeur de shit assumé.

Alex s’est fait son éducation musicale comme tout ado qui se respecte, en passant par les classiques The Prodigy, Ed Banger à Vannes, à côté de Carnac, où il a grandi. « On avait des t-shirts rock colorés et on se foutait pas mal de notre gueule », il s’amuse. Au lycée, il tombe dans la marmite du son made in Bristol : les incontournables Tricky, Massive Attack, Portishead, Archive et Gorillaz. « Jusqu’à ce qu’Agoria sorte l’album Impermanence - on a tout envoyé valser, on s’est dit “c’est trop bien, la minimal" – parce qu’on assumait pas d’écouter de la techno, mais c’était de la techno. […] Comme Aphex Twin, je pouvais écouter neuf fois le morceau, et avoir neuf voyages différents. » Avant de découvrir la scène allemande vers 17 ans.

« On voulait de la bonne musique à écouter chez soi ; on pouvait pas sortir en Bretagne, on comprenait pas le sens de la musique club de l’époque. Après, on est allés en festival, on a découvert les DJ sets. On est allés voir C2C, Birdy Nam Nam, et il y a eu un set d’Erol Alkan et Popof, de la grosse minimal super froide – ça prend son sens en live, sous MD. On a compris parce qu’on était arrachés ! »

Arrivé à Paris à 18 ans, en 2014, il découvre la culture club, et son monde s’en retrouve chamboulé : « La raison pour laquelle mes goûts étaient si opposés à ceux des gens ici quand je suis arrivé, c’est que nous, en province, on apprend à aimer la musique en achetant des albums, en les écoutant chez soi en fermant les yeux. Eux à Paris, c’est en sortant. Dans un premier temps ils veulent sortir, dans un deuxième ils découvrent la musique. Petit à petit, ils se sensibilisent, mais il y a une vraie culture du live, de la représentation en ville qu’il n’y a pas en province. »

« Et j’ai commencé à découvrir tout ça en arrivant à Paris : l’amour de la fête. Je comprenais pas au début pourquoi les gens voudraient s’enfermer dans des clubs tous serrés où il fait super chaud, alors que j’aurais préféré écouter le son du DJ chez moi sur mes enceintes, calé. Tous mes potos voulaient y aller tous les weekends ! Puis après, tu tombes là-dedans et WOUAHOU. »

C’est aussi à Paris qu’il débute ses études d’ingénieur du son. Une expérience qui renverse sa vision de la production, lui qui bidouille sur des machines depuis l’âge de 13 ans. « L’école d’ingénieur du son te permet de comprendre ce que tu as entre les mains en terme de son, de comprendre aussi l’histoire de la musique, c’est important. On a des cours sur le cerveau humain, sur la psycho-acoustique, le big bang, le magnétisme, pour comprendre comment une enceinte produit du son. Tu commences à comprendre les influences, les origines des sons que tu écoutes, quel rôle Kingston a eu dans l’histoire de la musique électronique, quel rôle Detroit ou Berlin ont eu, comment le dub est construit, son influence sur le design des tables de mixage. […] Ensuite, tu ne fais pas de la musique par accident, tu fais de la musique par choix. J’aime avoir ce pouvoir de choisir. »

C’est aussi là qu’il rencontre la petite bande de potes – Charles, Antoine, Samy – à l’origine du projet Champ Libre. Une embardée inattendue qui, même si de courte durée, bouleverse la vie du jeune homme d'à peine 20 ans. Tout commence avec un projet de fête dans la campagne : « Avec Sam, on sortait pas mal et on s’est dit, ce serait bien qu’on loue une ferme pour faire la fête avec 15, 20 potes. (…) On n’avait pas de budget. Il fallait un truc stylé pour que ça marche, sinon les gens n’allaient pas venir : on a invité des artistes en leur disant : “Si tu veux venir, tu payes 150€ et tu as accès à ce festival de sept jours, avec de la bouffe et ta chambre comprise – on a 80 chambres, chacun loue la sienne”. J’avais fait cinq mois d’Internet pour trouver un château – le Château de Gresillon, magnifique, 10,000 € prix de base et finalement je l’ai eu à 3 000 ! J’ai pas lâché la meuf, je la rappelais huit fois par jour, en lui disant “Tu te rends pas compte, ça va être le nouvel Astropolis… On l’a eu. »

Tous les participants sont acteurs du projet, qui se déroule sans public. DJs, boss de label, acteurs de théâtre, performers, scénographes. Le prix du billet couvre la location du château, la scéno et le matériel. L’intérêt est de pouvoir passer une semaine dans un château entouré d’artistes et de pros, pour créer des liens. « C’est ce qu’il s’est passé - tous les collectifs [de nos amis] qui faisaient la nuit à Paris avant Champ Libre ne se connaissaient pas. C’étaient juste des événements concurrents sur Facebook. Maintenant tout le monde se connait, se concerte, parce que les petits collectifs comme le Pas Sage se sont rencontrés et ont commencé à collaborer entre eux. »

Puis il part un mois à Berlin, où il découvre le festival Atonal. C’est la révélation : « C’est devenu un peu ma religion très vite et ça nous a inspiré : je voulais qu’on devienne les mecs à faire des trucs chelous. (...) Tu vois, les mecs qui écoutent des truc expés et qui s’habillent en noir. »

« Berlin nous avait foutu une bifle !” il rigole. J’avais toujours adoré l’ambient et j’étais au meilleur festival d’ambient du moment, en terme de lights, d’installations, il y avait pas mieux pour voir du Moritz von Oswald. On est rentrés, on était tous des enfants d’Atonal. On a trouvé le spot Champ Libre en septembre [...] À ce moment là, j’ai décidé de quitter l’orga et de devenir juste artiste à Champ Libre : j’étais pas trop d’accord avec leur manière de faire, mais au final c’est ce qui a fait que ça a marché. »

Champ Libre ouvre ainsi ses portes en 2015. « La première année de Champ Libre, tout Paris est devenu nos meilleurs amis. On voit bien les vrais aujourd’hui depuis que ça a fermé, qui sont les personnes avec qui on garde un bon lien et ceux qui en ont rien à foutre, qui te disent même pas bonjour (...). C’est des barres, mais c’est vrai. »

La vie de rockstar de l’after commence, avec son lot d’aventures abracadabrantesques. Fuseaux horaires qui s'étirent à l'infini, black-outs – des scènes qui rivalisent avec l’imagination des réalisateurs les plus créatifs : « C’était assez Las Vegas Parano tout le temps. À côté de Champ Libre, on avait un lifestyle what the fuck. À se réveiller parfois et en fait t’es à Berlin, et tu te dis – “Ah putain en fait l’after a terminé comme ça hier… alors que t’étais à Bastille.”

« Tout Paris disait qu’on s’en mettait plein les poches, mais souvent, à la fin des soirées, le staff du bar finissait sur le dancefloor, et les gens allaient se servir eux-mêmes au bar – je te laisse imaginer les trous dans la caisse !!! »

« J’ai habité 6 mois avenue Foch ; il y avait les managers de David Guetta, les mecs de Hot Creations, tout le monde qui se ramenait. Mon coloc gravitait beaucoup dans le milieu VIP, donc parfois il avait Cara Delevigne dans le salon. Un autre game. […] C’était un peu un passage à l’âge adulte, l’époque de la découverte de l’entre-monde, et il y avait un entre-monde à Paris à ce moment-là, avec le Péripate, ... Il y avait moyen d'enchaîner du vendredi jusqu’au mardi matin. »

Des souvenirs qu’il évoque avec nostalgie, mais une époque bel et bien révolue : « C’était très rock&roll, on avait une bande de potes toujours chauds ! “À tout moment”, ça c’était notre phrase favorite. ‘– On commande de la K ?’ – ‘À tout moment !’ – 'Mais on est lundi, pas samedi ! On prend un tonk?!’ ‘– À tout moment !’ Ça nous a envoyé dans des délires super loin, le “à tout moment”… Mais on a geeké le truc un an, puis on a pris un peu de recul, sans tomber dedans, donc c’est cool. »

« Ça pouvait pas continuer, sinon on serait morts ! Ou on aurait des problèmes, on serait en HP. » il rit. Ces moments, le jeune DJ continue de les évoquer avec tendresse, surtout le cocon qu’il s’est créé alors avec Size Pier. « On vivait toujours ensemble. On n’était jamais seuls, on était une vraie famille. (…) On se remettait de nos semaines petit à petit, en restant chez nous à fumer, puis le vendredi c’était reparti.»

C’est surtout, en tant que résident, la période qui lui permet d’affûter ses talents de DJ. Une école militaire, doublé d'un laboratoire : « Champ Libre a été mon école du DJing, où on nous mettait en situation, il fallait mixer pendant 8 heures d’affilée, il faisait trop chaud ! (…) C’était la meilleure université pour devenir DJ. C’était chez toi, tu pouvais poser tes conditions. On aimait prendre un DJ plus ou moins confirmé pour faire l’opening de minuit à 4h, après on bookait un guest – que du live – on se disait tant qu’à mettre des thunes, autant que ce soit un live d’une heure – puis 8 heures de closing. »

Il devient accro : «Toute ma vie est une période d’attente avant mon prochain DJ set. » Mais du jour au lendemain, la décision arbitraire de la mairie de Pantin tombe comme un couperet, après plusieurs mois de travaux de mise aux normes du lieu. La fête s’arrête brutalement. Champ Libre, son monde s’écroule. « C’était dur, comme dire adieu à un avenir tout tracé… On a toujours su que c’était éphémère, c’était trop beau pour durer. Mais la manière dont ça s’est passé a été extrêmement violente. Et surtout, la mairie nous a vraiment niqués, nous a enlevé tout ce qu’on pouvait avoir. Puis beaucoup de portes se sont fermées très vite, On n’imaginait pas que certains contacts qui étaient chauds de faire des choses avec nous allaient faire silence radio quand tu lui envoyais un message un mois après la fermeture de Champ Libre. Ça a été un choc. »

« Pendant longtemps, on a cru qu’on allait pouvoir réouvrir très vite… et après on a vu que c’était très compliqué. » L'univers se dérobe sous ses pieds ; il doit dire adieu à sa sécurité financière, ses repères. C’est le retour cuisant en Bretagne, où il doit rester pendant deux ans. « Je me suis retrouvé paralysé chez mon père, en dépression. Clairement je voulais me foutre en l’air à ce moment là, ça a été très dur. »

« J’avais l’impression que tout ça n’était qu’un rêve qui n’avait pas vraiment existé. Un retour à zéro, comme pendant les années lycée, à gratter des billets de 10 pour pouvoir acheter du tabac… Des petits boulots, un prêt étudiant à rembourser, la faillite après l'apogée rapide, après avoir réussi à monter un projet aussi beau, et le perdre aussi rapidement. J’ai eu de gros soucis financiers en plus avec mon prêt étudiant qui essayait de m’arnaquer. […] J’ai fait un dossier à la Banque de France, et ça prend du temps… Pendant un an, j’étais sans perspectives, coincé. (…) La crédibilité qui tombe aux yeux de tout le monde… »

Puis la lumière au bout du tunnel, et un retour à la capitale bien mérité après plusieurs mois de galère : « La demande de surendettement est passée, ils ont annulé ma dette (…) Je suis allé travailler à Flunch, à l’usine pendant cinq mois. En juin 2019, je suis revenu à Paris. »

De nouvelles perspectives s’ouvrent. Un nouveau quotidien, et son lot de challenges : « Quand on était habitués à jouer des sets de 4 heures minimum, et qu’on se retrouvait à jouer des sets d’une heure, (…) j’arrivais pas à prendre les gens en une heure avec la techno mentale que je mixais. J’avais appris à être un pro du vortex. Fallait devenir un mec un peu plus persuasif comme Perc, qui te prennent et t’essoufflent. Je me suis mis à aimer une techno plus percussive et à mixer plus vite. »

Le label qu'il le fait alors rêver, après l'heure de gloire de Stroboscopic Artefact, est Several Reasons, un des meilleurs en techno expérimentale et sound design. C'est son influence qui façonne la production d'un premier album : « Tous les artistes qu’il y avait dedans m’ont inspiré énormément pour faire mon premier LP. (...) Je l’ai envoyé à pas mal de labels, je n’ai pas eu de réponse pendant 6 mois. Puis Several Reasons m’a répondu et m’a signé. » Mais loin de se reposer sur ses lauriers, vient immédiatement le besoin de se poser un nouveau défi : « C’était le label de l’expérimentation, et vu que j’ai réussi à sortir cet LP là dedans, je m’étais prouvé que je pouvais expérimenter. Donc après, il fallait que je me prouve que je sais être efficace. »

Désormais invité à jouer sur des plages horaires plus courtes, il prépare minutieusement ses sets, qu'il choisit de mixer directement sur son ordinateur en utilisant des loops de ses propres productions et d'autres artistes, à mi-chemin entre le live et le DJ set : « Maintenant que je travaille avec quatre decks sur mon ordinateur, j’introduis des boucles que je fais moi-même, des percussions. C’est comme si je travaillais avec quatre platines, sauf qu’il y en a une qui est switchée en live, comme Ableton. Tu peux faire comme un DJ set, mais surtout tu utilises tes boucles et t’évolues avec tes boucles, c’est pas comme si tu passais une track. Je prends la bassline d’un titre, une pattern de percussion d’un autre, et je complète avec des percussions que moi j’ai faites par exemple. »

« J’utilise un Z1, un X1, une Xone. (...) En plus tu as des effets ; j’aime bien utiliser les delays comme Richie Hawtin, au reverb, et faire évoluer mon truc comme je veux. C’est pas un live au sens où les éléments que je mixe ne sont pas de moi, mais dans le fonctionnement, c’est un DJ set. »

Si certains dénigrent les DJs qui boudent les CDJs pour mixer sur leur ordinateur, il assume ne pas s'embarrasser du détail. Il raille même les artistes qui s'entourent de machines pour l'effet visuel : « Certains aiment bien rajouter une petite TR à côté pour dire "Regardez j’ai une machine, je suis pas juste sur Traktor". Et puis au final, tu te rends compte que la TR ne sert qu’à faire un Charley pendant 30 secondes. »

L'aura Champ Libre a marqué les esprits underground de toute l'Europe, jusqu'en Asie. L'équipe forme des échanges avec plusieurs de ses pairs, lui permettant de voyager, de former sur la route amitiés et relations précieuses : Constant Value à Séoul, Métazone libre à Marseille, et Metaculture à Kiev font perdurer en lui la flame de la fête alternative. « Tu mixes et t’as l’impression de dépuceler les gens, il y a une liberté dedans et une innocence… C’est pas too much, c’est simple, efficace et beau. Les gens n’ont pas d’attente, ils ne sont pas là pour se montrer. »

Souvent rongé par le doute, il avoue s'être longtemps cherché. Du temps de sa rencontre avec son héros Dadub de l'époque, il regrette : « J’arrivais à faire des choses tout à fait crédibles, mais je trouvais que je l’avais fait de manière accidentelle, je ne l’avais pas décidé. » Mais cette époque est désormais derrière lui : « Ma résurrection est en train de se faire. » Avec à la clef, une identité musicale beaucoup plus affirmée pour SpunOff : « J’ai envie de fusionner les rythmiques de Chemical Brothers avec la techno indus à la Perc. (...) Je m’amuse pas mal. Depuis le LP, je m’autorise à utiliser des éléments peut être moins originaux, mais qui sont efficaces. » La sortie de son EP Milodoré a ouvert un nouveau départ. « Ça m’a permis de faire page blanche et d’arrêter d’être évasif dans ma production, je sais ce que je veux faire. »

La crise sanitaire lui aura permis de prendre le temps de peaufiner sa production, avec une certaine sérénité : « J’ai essayé de survivre ! (rires) J’ai vraiment le temps de produire, tout est sur pause, du coup ça me met pas spécialement la pression. » La remise en question de ces derniers mois a aussi débouché sur de nouvelles envies, la conquête de nouveaux territoires : « aller au delà des sorties, de la musique, créer un projet plus mature, autour d’une histoire, j’adore les projets comme Interstellar555, Gorillaz, je trouve ça complet, puissant. C’est vraiment là-dessus que je veux travailler, collaborer avec des gens en dehors de la musique, échanger avec eux. »

« On a la possibilité aujourd’hui de créer la musique qui nous faisait rêver avant avec presque rien, il suffit de prendre le temps de le faire ! » il conclut en souriant. Le monde appartient à ceux qui se couchent tard.


Texte : M. Dapoigny
Photo : © Geoffrey Cochard


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